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Comment ça commence pour moi, déjà ? / Des formes naissent alors que d’autres disparaissent.

(Philippe Elusse, distributeur)

Un soir d’automne 2019 j’accompagne Gabriel Tregoat à Rabastens, dans le Tarn, pour une avant-première du documentaire En política qu’il a réalisé avec Penda Houzangbe, et que je m’apprête à distribuer. C’est pour moi un moment important, la première fois que j’assiste à une projection publique, autrement que dans le cercle quand même assez spécialisé d’une séance dans la salle parisienne de la SCAM avant l’été, point de rencontre avec les réalisateurs et leur productrice Rebecca Houzel. Nous sommes encore assez en amont dans les préparatifs, la date de sortie est prévue au 18 mars 2020. Anniversaire de la Commune de Paris, m’a fait remarquer Samantha Lavergnolle, attachée de presse.

La séance a lieu dans un bar resto de la petite ville, le Banc Sonore. Assez peu de spectateurs, une quinzaine, assistent attentifs à la projection dans la salle du premier étage tandis qu’avec Gabriel nous nous régalons au rez-de-chaussée d’une cuisine de produits locaux bien préparés, gardant finalement le bar pour permettre à la tenancière de monter voir le film. Asturias, la chanson du générique de fin en provenance de l’étage nous intime de mettre fin à une conversation fournie comme peut l’être celle d’un auteur-réalisateur et d’un distributeur au km zéro d’une route qui va bientôt s’ouvrir sous leur pas (nous ne nous doutions pas alors une seconde qu’elle s’ouvrirait plutôt à la manière d’un gouffre, avec l’annonce le 16 mars suivant, à deux jours de la sortie, de la fermeture des salles de cinéma). Après une bonne heure d’échanges avec le réalisateur, avec les plus assidus nous redescendons au bar où les conversations se poursuivent à bâtons rompus. C’est alors que je fais la connaissance d’Annabelle Bouzom, productrice, installée depuis quelques mois en Occitanie, ici non loin de Rabastens. Je me souviens alors avoir vu passer, sur une des innombrables pages web qui s’affichent chaque jour, chaque mois, chaque semaine sous mes yeux, la nouvelle de l’arrivée à Toulouse d’une société de cinéma qui cherchait alors à étoffer son équipe : les Films de l’Autre cougar. J’avais retenu l’intitulé. L’échange dure peu de temps, suffisamment pour mettre un visage et une voix derrière un nom, il est déjà tard et largement l’heure de repartir, vers le Gers pour Gabriel, vers l’Ariège en ce qui me concerne.

Quelques mois plus tard, nous sommes déjà à plus de six semaines de confinement. En política n’est pas sorti en salles, nous avons été dans les premiers à expérimenter le dispositif de ciné-rencontres en ligne mis en place par la Vingt-cinquième heure en lien avec certaines salles de cinéma. Des moments d’échanges à plusieurs autour des films comme au temps des ciné-débats, très précieux au cours de semaines où ceux-ci étaient empêchés, mais un parcours bien éloigné quand même de ce que nous avions pu rêver pour le film. J’avais alors entre les mains un scénario écrit par Nina Koriz, une amie comédienne dont ce serait le premier projet de réalisation et qui m’a profondément touché dès la première lecture, me transportant de l’autre côté de la Méditerranée en sautant une et même parfois deux générations. Je cherchais comment je pourrais l’aider à avancer dans son développement. Le faire lire à des producteurs… mais à qui ? A quel regard le confier ? C’est alors que j’ai repensé à Annabelle Bouzom. Le premier mai 2020, je poste un premier mail pour lui proposer de lire le scénario de Nina.

Réponse d’Annabelle Bouzom : « (…) J’avoue ne pas avoir a priori d’énergie à consacrer actuellement à un nouveau projet, mais vous avez suscité ma curiosité. Je lirais donc avec plaisir !

J’en profite pour vous dire que j’aimerais vous parler d’un film que je suis en train de terminer, et en savoir plus sur votre façon de travailler dans ce monde de « brutes »… j’avais cru comprendre que vous faisiez le choix d’une grande indépendance, ce qui semble également résonner avec mes méthodes. Peut-être pourrions nous en parler prochainement au téléphone ? (…) »

Quelques jours plus tard, dans un pays tout juste déconfiné nous reprenons la conversation. Bientôt, dans un mail qui évoquait déjà les multiples affiches et les nombreuses bandes-annonces, je reçois de précieux liens. L’un vers le feuilleton écrit par Vincent Dietschy depuis le confinement pour Les Fiches du Cinéma, Annabelle spécifiant : « c’est passionnant sur la critique qu’il fait du système français du cinéma, l’épisode 10 concerne en particulier la distribution ».

Et l’autre vers le film presque terminé. C’était, bien entendu, NOTRE HISTOIRE.

Nous sommes déjà au début de l’été, j’écris juste après l’avoir regardé, encore sous le coup d’une vive émotion qui me fait même envoyer le message avant de l’avoir terminé :

« je viens voir Notre histoire (Jean, Stacy et les autres)

je sors de ce visionnement profondément ému, touché, remué.

je renoue une fois encore avec le cinéma, avec toute la place qu’il s’est faite dans ma vie. les images, les voix, le rythme, les musiques sont au festin. l’imaginaire, la pensée, l’humour sont aussi à la

28 juin 2020 16:22

Pardon, mail parti tout seul !

… sont aussi à cette cérémonie.

Bref vous aurez compris que je serai très heureux de reparler avec vous de ce que nous pouvons imaginer pour mettre en présence film et publics et notamment mettre en place sa distribution en salles. »

Au premier échange au téléphone avec Vincent Dietschy la conversation s’anime rapidement et se déploie, sur près de deux heures. Est-ce parce que nous sommes enfants de la même époque ? Est-ce en lien avec la place particulière que prennent dès le début du film quelques extraits d’archives familiales en Super 8 ? En résonance avec ce qu’il parvient à montrer à nouveau, de la charge affective, de la densité de désir qui donnent toute son intensité au regard porté sur les êtres, les choses et leurs histoires par le cadet des arts ? Nous sommes de cette génération sur laquelle les regards aimants se sont posés aussi quelquefois dans le prisme d’une caméra, avec ce pouvoir magique de restitution en images vibrantes lors de petites cérémonies familiales. Avec le temps j’ai découvert que dans ces rituels innocents nous sommes tous un peu devenus des revenants. Avec le numérique et son retour immédiat voire sa diffusion instantanée c’est encore autre chose, un ersatz fascinant d’ubiquité, la conscience qu’il peut y avoir en tout lieu et à tout moment un appareil-mémoire en action. Avec le film de Vincent j’ai l’impression de renouer avec les origines de mon attraction vers le cinéma, et de la revisiter dans ses prolongements les plus actuels. Nous en arrivons ainsi à parler de regard aimant, de relation amoureuse. Il est question de perdre, de livrer, de retenir, de déclarer, de consommation, de résistance, de consolation, de retrouver. Justement je retrouve cette fascination, cette obsession, cette folle tentative de chercher à provoquer autant qu’à retenir des instants d’état de grâce, des fugacités radieuses, des épiphanies. À les faire entrer en collection dans de petites boîtes noires, sur des supports sensibles, de plus en plus rapides et miniaturisés, frontières toujours plus minces entre ce qui a été et ce qui pourrait survenir. Et à les faire revenir, d’abord dans la pénombre de l’autre chambre noire, intermédiaire, qu’est la salle de montage – l’ultime étant la salle obscure enfin ouverte au public, en les revoyant dix, cent, mille fois, jusqu’à tracer des chemins dans le foisonnement des rushes à la manière des bêtes sauvages qui passent et repassent dans les taillis forestiers. Opérer des coupes pour créer des liens. Il est toujours question de formes en train de naître alors que d’autres disparaissent. Vincent parle de fractales.

Nous projetons déjà pour Notre Histoire une sortie loin des autoroutes de la distribution, en traçant dans cette période incertaine qui s’y prête les motifs de notre imagination. Tout à notre échange vocal, je ressens soudain la chaleur le la mi-journée, je cherche un peu d’ombre. Le soleil est arrivé autour de son zénith. Très haut, c’est l’été. Curieux comme cette période chaude et lumineuse se nomme par une forme passée du verbe « être ». La saison de fleurs et de fruits qui s’en va déjà quand on veut la nommer. Summer en anglais. L’été, se meurt. So british. Avant de raccrocher nous donnons rendez-vous très bientôt. Je suis face au pré fleuri, à l’horizon la neige a maintenant complètement fondu sur les sommets des Pyrénées, la perspective de travailler à la sortie de Notre Histoire en s’autorisant une telle liberté d’invention me communique une sorte d’euphorie, une profonde énergie. Qui depuis ne s’est pas tarie.

Soula (Ariège), à la veille du printemps 2021